Abracadabraaaa ! [Silas]

2 Février.

Elle n’avait plus de boulot. Donc, bon, on fait comme on peut dans ces cas-là, limite même à explorer des arnaques dont elle n’avait pas vraiment connaissance. Il faut dire qu’Emy n’était pas vraiment du genre à voir le mal en premier chez les gens, et tout le côté pernicieux et roublard de certains lui passait au-dessus de la tête. Elle était innocente, en fait. Un peu con. Oui, c’est l’expression qui s’impose. Mais ce qui était incroyable chez elle, c’est qu’elle avait conscience que les gens ne sont pas seulement dessinés en noir et blanc. Il y a du bon et du mauvais en chacun d’eux. Et si elle avait tendance à chercher la lumière, elle gardait néanmoins à l’esprit que le pire, c’était l’homme qui le créait. Emy avait eu l’occasion de voir beaucoup de choses lors de ses années de fuite. Pas que des fleurs et des papillons qui volent en pleine forêt, mais surtout le courage, la hargne, la rage, la ferveur et tous ces sentiments ambivalents qui donnent au spectateur l’envie de s’accrocher pour voir la suite du film. Pour la plupart de ses camarades d’enfance, il n’y aurait jamais de suite. Ils avaient été neuf, et si elle comptait, il ne devait être plus trois ou quatre, au grand maximum. Chacun, l’un après l’autre, avait rendu son dernier souffle de vie lors de leur cavalcade presque sans fin. Elle, elle avait eu la chance de trouver la colonie. Mais à ce moment-là, elle était déjà seule. Est-ce que les autres avaient été des demi-dieux ? Elle n’en saurait jamais rien. Pour son cas, il n’y avait pas de doutes. Après tout, le tatouage dans son dos, et les ailes qui s’en échappaient à la lueur de ses pensées avaient toujours été là. Après, il faut reconnaitre qu’ils avaient tous été trop jeunes. Trop perdus. Inconscients de ce qu’il se passait autour d’eux. Si Emy avait vécu suffisamment longtemps pour avoir l’occasion de se trouver dans ce parc, les mains dans les poches, c’était principalement, grâce au sacrifice de toutes ces personnes. Jamais, elle ne pourrait oublier. Et parce qu’ils étaient dans son cœur, la jeune fille ne ferait que sourire. Encore et encore. Jusqu’à ce que ce soit venu, le moment qu’elle rende à son tour, le dernier souffle de sa vie.

M’eeeeeeeeeeeenfin bon. On allait commencer par ramasser des tunes, hein. Parce qu’un bébé à venir, ça mange pas des pâtes et ça pète pas des paillettes, non plus. Et comme Emy s’était faite virer de son boulot de serveuse après sa rencontre avec Kieran au réveillon du Nouvel An, elle n’avait plus rien trouvé de stable ces dernières semaines. En même temps, quand on n’a pas de papier d’identité, et qu’on ne connait même pas sa date de naissance, ça craint pas mal. Sachez juste – pour les plus curieux – qu’elle a choisi le 1er avril comme date finalement, choix personnel bien entendu. Après, oui, c’est vrai, on s’en tape. Mais roooh, un peu de Joyeux Anniversaire, ça peut toujours faire plaisir Bref. Emy se trouvait donc dans ce parc – magnifique au passage – avec un chapeau en forme de casquette, ou une casquette en forme de chapeau. Enfin un truc qui sonnait français d’après ce qu’on lui avait dit, mais qui avait une forme étrange à ses yeux. Elle l’avait mis à ses pieds tandis qu’elle avait installé un petit stand rien à qu’à elle. Oui, m’sieurs dames ! Bon, son stand ne payait pas de mine, hein. Il s’agissait d’une boite avec des trous de partout, et des piques à brochettes sur le côté. Ouais, quand on n’a pas les moyens d’avoir des ustensiles de qualité, on fait ce qu’on peut. Et parce que les dieux ne l’aidaient pas à protéger son amie future maman, et bien, oui, elle allait utiliser ses dons pour tout faire afin que Lily ne manque de rien.

Du coup, depuis une heure, à intervalle régulier, elle mettait son bras dans la boite et invitait des gens à la regarder piquer ladite boite avec les petites lames improvisées. Entre temps, elle n’utilisait son pouvoir d’intangibilité que sur le bras utilisé, histoire qu’il ne finisse pas véritablement en passoire. Seul hic dans cette histoire, c’est qu’elle ne pensait pas que l’usage de ce don consommerait autant d’énergie. Plus ça allait, et plus elle sentait ses forces s’amenuiser. Encore heureux qu’elle n’ait jamais vécu ça avec ses ailes, ou elle en aurait été franchement triste. Parce que d’aussi loin qu’elle se souvienne, Emy avait toujours eu recours à ces appendices pour s’octroyer un peu de liberté, et oublier pour quelques heures ce que la Terre et ses habitants lui réservaient. Mais là, avec le pouvoir qui s’était déclaré chez elle il y a quelques temps, on ne peut pas dire que les choses soient du même acabit. Bien au contraire même.

La sueur perlait doucement le long de sa colonne vertébrale, mais en bonne inconsciente qui se respecte, Emy n’y avait cure. De toute façon, elle avait toujours été comme ça. C’est pas comme si sa santé avait quelque chose de véritablement important, non plus. Elle n’avait ni famille – et si oui, il y avait la colonie, elle savait que les gens finiraient par aller mieux et passer à autre chose – ni relation amoureuse, et les amis… Ouais bon, Lily ferait la tronche, mais ça irait mieux quand elle aurait retrouvé Matthew. Peut-être que Kieran s’en voudrait, mais le connaissant, il s’en voudrait pour tout ce qui arriverait à tous les grecs, alors bon. Ah, euh, pourquoi elle pensait à ça déjà ? Toussotant, elle se rappela à l’ordre, et offrit un sourire renouvelé aux passants. Son regard se posa sur une demoiselle, et elle lui fit un clin d’œil joyeux. « Est-ce que vous voulez observer l’incroyable prouesse de la magicienne que je suis ? » Magicienne, mon œil. Encore heureux que des enfants d’Hécate ne l’entendent pas, ou ils auraient pu demander à leur maman de la maudire

Ce qu’il y a de sympathique à faire mumuse dans un parc aussi grand que celui-ci, c’est qu’il y a peu de chances de retomber sur les mêmes personnes. Oh, il lui arrivait bien quelques fois de reconnaitre un visage, enfin, d’en avoir l’impression, mais ce n’était pas courant. A la place, la demoiselle préférait observer ceux qui avançaient devant elle, un peu comme si elle était invisible. Ils n’avaient pas tort, non plus. Emy n’était pas qu’un poteau, certes, mais peu à peu, elle venait à faire partie du décor. Principalement, parce qu’elle n’était pas la seule « marchande ambulante » du coin, et que les attractions, finalement, ce n’était pas ça qu’il manquait. Entre le vendeur de ballons qui fait des formes en plus, le stand de hot-dog qui faisait gronder son ventre creux, ou encore le mec accroupi, à placer au sol, des esquisses colorées, ce jour mystérieusement ensoleillé avait presque des airs de fête. Son regard alla se poser sur les silhouettes qui se déplaçaient autour d’elle, silhouettes qui profitaient du temps, des parterres d’herbes, des fleurs entretenues, et Emy se demanda comment se présentait la vie pour ces gens-là. Attention, il est vrai qu’elle n’avait appris son ascendant divin qu’il n’y a qu’une poignée d’années, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elle ait eu des occasions de vivre comme un être humain dit normal. Encore que ce concept pouvait sonner faux, c’est vrai. La fille d’Hermès laissait ses prunelles balayer l’endroit, et son esprit tourner doucement, alors que des images d’une vie inventée se profilaient à l’horizon. Peut-être que ce couple allait avoir un enfant d’ici quelques temps, ou même, qu’il y avait un petit garçon qui les attendait chez les grands parents. Et cette adolescente qui semble pianoter sur son téléphone portable à une vitesse effrénée, à quoi pense-t-elle ? Et la grand-mère qui lance des miettes sur le groupe de pigeons agglutinés à ses pieds, est-elle heureuse ? Toutes sortes de questions venaient à ajouter des nuages dans les rouages de son cerveau, alors qu’elle aurait du rester concentrée. Plus facile à dire qu’à faire, quand la situation ne nous plait pas outre mesure. Mais Emy n’est pas du genre à se plaindre. Ou alors, quand il n’y a plus de chocolat. Là, pourtant, le bonheur n’était présent qu’à moitié. Si elle faisait preuve de la même légèreté que d’accoutumé, il n’en restait pas moins qu’elle regrettait de ne pouvoir faire plus pour Lily, faire quelque chose qui sonnerait davantage comme concret. Et non pas, ramener quelques pièces par-ci, par-là, parce qu’elle avait réussi à éclairer le visage de quelques passants.

Se concentrer. Oui, voilà. Si elle continuait à égarer ses pensées, Emy allait finir par réellement s’embrocher sans s’en rendre compte. Et en général, la vue du sang n’est pas franchement du plus bel effet devant les spectateurs éphémères. Alors, mieux valait éviter ça, c’est vrai. Devant elle, se trouvaient de rares badauds qui n’avaient l’air plus emballé que ça, mais qui avaient répondu à son appel. Enfin probablement… C’était vite dire. Peut-être était-ce l’aspect de la boite, ou la simplicité de son stand qui attirait l’attention, enfin peu importe, au moins, elle n’était pas entièrement seule. Faire un numéro sans public, ça n’avait proprement aucun intérêt. Et ce serait gâcher ce don qu’elle ne maitrisait pas parfaitement encore. Lorsqu’une voix s’éleva doucement devant elle, Emy redressa la tête pour observer la personne à qui elle appartenait. Tiens, elle avait déjà croisé son regard, quelques secondes plus tôt. Mais elle n’aurait jamais parié que la demoiselle se serait arrêtée. Parce que oui, il y avait quelque chose… Comme de la fierté, du scepticisme ou de l’incrédulité dans les yeux de cette personne. Si bien qu’Emy se demanda pourquoi elle avait stoppé son pas. Peut-être de la curiosité, qui sait. Si simple et pourtant si remise en cause.

Lui offrant un sourire radieux, Emy acquiesça, avant de se placer derrière la boite. « Attention vos yeux, vous ne le regretterez pas ! » Son éclat joyeux avait fait tourner quelques têtes, mais en somme, il n’y avait que quatre ou cinq personnes devant elle, pas plus. Emy s’en fichait. D’autres auraient fait la moue parce que cela signifiait qu’il n’allait pas gagner beaucoup, mais la brunette n’en avait pas grand-chose à faire. Oh, bien sûr qu’elle voulait ramener de quoi nourrir Lily à la maison, mais pas au détriment du bien-être de ses passants chéris. Donc s’ils ne voulaient pas s’arrêter, et bien soit, elle n’irait pas les forcer et respecterait leur choix. Ouvrant la boite, elle la pencha en avant pour que les regards intrigués vérifient qu’il n’y avait rien à l’intérieur. Une simple boite. Voilà tout. Emy referma le couvercle de la boite, puis inspira profondément, plus pour se donner un genre de super artiste de la rue qui dépote que pour réellement respirer à plein poumons. Là, elle avança la main dans un large trou, au centre de la boite, et son bras disparu alors, jusqu’à ce que la main réapparaisse de l’autre côté du contenant. Face aux passants. Emy leur fit coucou de la main, puisqu’elle leur était visible, et remarqua que certains fronçaient les sourcils. Cela lui donna envie de pouffer, mais elle se contint, et garda juste un sourire sincère, accordé avec son regard pétillant. « Voilà le grand moment que vous attendez tous… Et de une ! » Et sans prévenir, elle attrapa une des broches en métal et la planta dans la boite, là où il devrait y avoir son bras. Oh, oui, l’usage de son don devait être millimétré, sinon, son bras ne ressemblerait véritablement plus à rien, mais jusqu’à présent, elle gérait. Emy souffla discrètement, heureuse de ne pas s’être piquée malencontreusement. Puis, elle redressa le buste, et offrit un nouveau sourire resplendissant aux observateurs. Avant de planter tour à tour, une, deux, trois piques à brochettes. Cherchant le visage de la demoiselle qui n’avait finalement pas bougé, elle eut un air un peu taquin sur le visage, comme si elle comprenait parfaitement que l’on puisse douter des capacités d’un magicien. « Alors, toujours sceptique sur la magie, mademoiselle ? » C’était elle ou sa voix avait fait montre d’une certaine douceur moqueuse, si ténue qu’elle-même en avait douté ?